Ce projet est né en 2020, au sortir du premier confinement. Après cette longue période de repli forcé, alors que lentement, la ville reprenait vie, j’ai ressenti le besoin de tourner mon regard vers les autres – ces présences anonymes qui peuplent mon environnement immédiat. Comme pour renouer avec cet espace familier, j’ai cherché un moyen de fixer les scènes en apparence anodines de la vie quotidienne en offrant un point de vue personnel, presque intime, sur ces instants suspendus qui sont comme des havres de lenteur au milieu de l’agitation des grandes métropoles.
Dans cette optique, mon attention s’est naturellement portée sur les bus. Espaces clos, constamment en mouvement, ces derniers m’apparaissent comme la métaphore vivante des contradictions du monde moderne : à la fois vitrines et microcosmes où des inconnus se croisent sans se rencontrer, ils sont un théâtre étrange où chaque acteur monologue en silence dans un coin de la scène, déroulant pour lui même,dans l’indifférence générale, les pensées qui le traversent, tour à tour mélancolique et rêveur, boudeur et ennuyé. En ce sens les bus sont aussi un miroir poétique qui révèle subtilement la nécessité de la solitude, sans laquelle il n’est pas de recueillement, pas de vie intérieure possible.
Ma méthode peut se résumer en peu de mots : posté au terminus d’une ligne, j’attends que le bus se remplisse et je guette le moment propice. Soudain, la lumière se fait com- plice. Un visage apparaît, un regard se lève, une main se tend — l’instant se dessine, fragile et éphémère.
L’essentiel est de se tenir prêt : c’est ici que naît l’image, dans cette tension, dans cet « interstice » entre l’attente et la sur-
prise. Ce projet s’inscrit donc dans la longue histoire de la recherche de l’« instant décisif », mais il est surtout pour moi l’occasion d’un travail de composition : j’utilise les vitres du bus comme des cadres naturels. Leur transparence sans cesse traversée de reflets, d’éclaboussures, de marques d’usure, opère comme un filtre qui creuse les distances et façonne un espace ouvert à l’inattendu et à la poésie.
À travers l’écran de verre, les repères se brouillent, les plans se superposent, des textures insoupçonnées se révèlent. Enfin, mystérieusement, une structure se dégage, à la fois chaotique et parfaitement cohérente. Face à l’objectif, les fragments épars de la réalité – la vitre, la ville, l’intérieur du bus, la silhouette solitaire des passagers – se confondent et se répondent harmonieusement, comme les formes et les couleurs d’un kaléidoscope.
Ainsi, par une alchimie propre à la photographie, les éléments qui composent l’image se combinent spontanément. Mus par une mécanique aléatoire et mystérieuse, les choses et les êtres s’affirment malgré leur solitude, comme un tout organique et complet dont mon rôle est de recueillir l’empreinte.
Ce travail trouve son inspiration dans les œuvres de Saul Leiter «The Unseen», de Beat Streuli «Porte de Ninove», ainsi que de Harry Gruyaert «Homeland».